De la BDEAC aux nouvelles routes de l’intégration africaine (par Me Guillaume Tefengang)

Mes chers lecteurs,

Contemplons aujourd’hui, à la vue de cette convention de financement et de ces projets d’infrastructures, la première et la dernière vérité de l’intégration africaine : l’une qui révèle la fragilité de nos institutions naissantes, l’autre qui établit leur grandeur naissante. Que ces accords financiers nous persuadent de la nécessité d’une approche nouvelle, pourvu que ces investissements, où l’on engage chaque jour des sommes considérables pour notre développement commun, nous enseignent en même temps la dignité de nos propres institutions. Cette opération de la BDEAC que nous examinons sera un témoin fidèle de l’une et de l’autre vérité.

Voyons ce qu’une simple annonce de financement nous révèle ; voyons ce qu’une politique d’intégration bien menée peut nous apporter. Ainsi nous apprendrons à mépriser les anciens schémas de dépendance financière que l’Afrique a quittés avec tant de difficultés, afin d’attacher toute notre estime à ce qu’elle embrasse désormais avec ardeur, lorsque ses institutions, épurées de toutes les contraintes de l’assistance extérieure et pleines de cette autonomie vers laquelle elles tendent, ont entrevu la lumière de leur propre capacité d’action. Voilà les vérités que j’ai à traiter devant vous, et que j’ai crues dignes d’être proposées à notre époque et à cette assemblée de praticiens du droit international.

L’annonce récente du financement accordé par la Banque de Développement des États de l’Afrique centrale au Cameroun pour la construction d’axes routiers stratégiques vers la République centrafricaine et la République du Congo appelle une méditation juridique approfondie. Cette opération financière de 142,5 milliards de FCFA, dont 99,85 milliards apportés par la BDEAC, transcende en vérité la simple dimension infrastructurelle pour s’élever au rang de paradigme révélateur des mutations contemporaines du droit de l’intégration régionale africaine. Je pense que nous assistons là à un phénomène d’une portée considérable, tant par ses implications techniques que par sa signification symbolique.

Nous évoluons tous dans cette dynamique d’intégration, et nous allons sans cesse vers davantage de coopération institutionnelle, ainsi que des eaux qui cherchent naturellement leur niveau. En effet, les États africains ressemblent tous à des territoires en quête de connexion. De quelque distinction particulière que se flattent les nations, elles ont toutes une même aspiration à l’intégration ; et cette aspiration est puissante. Leurs projets se succèdent comme des vagues successives ; ils ne cessent de se développer ; tant qu’ils finiront, après avoir produit plus ou moins d’effets et traversé plus ou moins d’obstacles les uns que les autres, par se confondre dans un mouvement général d’intégration où l’on ne reconnaîtra plus les frontières héritées de la colonisation, ni les barrières artificielles qui distinguent encore nos peuples ; de même que ces fleuves tant célébrés perdent leurs noms particuliers une fois mêlés dans l’océan avec les rivières les plus modestes.

La signature prochaine de cette convention de financement, prévue le 12 août 2025 en présence du président de la Commission de la CEMAC, Baltasar Engonga, s’inscrit dans une démarche qui dépasse largement le cadre bilatéral traditionnel. Il appert que cette opération illustre parfaitement la capacité des institutions financières sous-régionales à se constituer en véritables leviers d’intégration juridique et économique. L’intervention de la BDEAC ne se limite point à un simple transfert de capitaux, mais participe d’une logique institutionnelle plus vaste qui vise à matérialiser, par le droit des contrats internationaux, les ambitions d’intégration énoncées dans les traités constitutifs de la CEMAC.

Et certainement, si quelque chose pouvait élever les institutions africaines au-dessus de leur condition traditionnelle de dépendance, si l’origine commune de nos défis de développement souffrait quelque distinction solide et durable entre celles que l’histoire a formées dans des conditions similaires, qu’y aurait-il dans l’univers institutionnel africain de plus remarquable que cette BDEAC dont nous parlons ? Tout ce que peuvent accomplir non seulement l’expérience et les ressources financières, mais encore les grandes qualités de vision stratégique pour l’élévation d’une institution se trouve rassemblé dans cette banque de développement.

Cette approche financière révèle une transformation profonde des mécanismes d’intégration africaine. Contrairement aux modèles européens qui ont privilégié une approche normative descendante, l’Afrique centrale développe une intégration par le bas, portée par ses propres institutions financières. La BDEAC, créée en 1975, manifeste aujourd’hui une maturité institutionnelle remarquable en se positionnant comme l’architecte financier de l’intégration physique de l’espace CEMAC. Cette évolution témoigne d’une appropriation endogène des mécanismes d’intégration, phénomène d’autant plus significatif qu’il s’opère dans un contexte où les partenaires extérieurs traditionnels réorientent leurs priorités géopolitiques. C’est avec clarté que l’on peut constater que cette institution, née sur le continent africain, a développé l’esprit et la vision plus hauts que sa condition initiale.

I. La dimension contractuelle de l’intégration sous-régionale

L’analyse juridique de cette convention de financement révèle plusieurs strates normatives qui méritent la plus grande attention. D’une part, nous observons l’application du droit bancaire international dans sa dimension la plus sophistiquée, avec des mécanismes de garanties croisées impliquant non seulement l’État camerounais mais également l’ensemble du système institutionnel CEMAC. D’autre part, cette opération s’inscrit dans le cadre du Programme d’Aménagement et de Développement Intégré de la boucle minière du Dja (PADI-Dja), lancé en 2014, qui constitue un exemple remarquable de planification territoriale transfrontalière.

La structure financière adoptée, avec une contribution étatique de 42,7 milliards de FCFA complétant l’apport de la BDEAC, illustre un modèle de co-financement qui dépasse les schémas classiques de l’aide au développement. Nous assistons ici à l’émergence d’un véritable droit financier sous-régional, caractérisé par des mécanismes de mutualisation des risques et de solidarité financière entre États membres. Cette architecture contractuelle préfigure ce que pourrait devenir un système financier intégré à l’échelle de l’Afrique centrale, capable de mobiliser les ressources internes pour financer les infrastructures d’intégration. Les corollaires de ce constat nous imposent de conclure ceci : nous assistons à l’émergence d’un nouveau modèle d’intégration africaine, porté par les institutions financières endogènes et matérialisé par des projets d’infrastructure à vocation régionale.

L’aspect le plus remarquable de cette opération réside dans sa dimension systémique. Les deux tronçons concernés, 122 kilomètres entre Abong-Mbang et Lomié, et 42 kilomètres entre Carrefour Biyebe et Bengbis, s’inscrivent dans une logique de corridor qui transforme radicalement la géographie économique régionale. Ces axes permettront de relier le sud-est du Cameroun aux corridors menant vers le Congo et la Centrafrique via les itinéraires Sangmélima-Ouesso et Abong-Mbang-Garoua-Boulai. Cette connectivité physique constitue le substrat matériel indispensable à l’effectivité juridique de l’intégration économique régionale. Car sans infrastructures de transport adéquates, les dispositifs normatifs les plus sophistiqués en matière de libre circulation des biens et des personnes demeurent lettre morte, comme ces beaux édits qui ne trouvent point leur application faute de moyens de les mettre en œuvre.

Mais cette institution, née pour servir l’intégration régionale, avait développé l’esprit et la vision plus hauts que sa mission originelle. Les défis du financement du développement n’ont pu l’accabler dans ses premières décennies d’existence, et dès lors on voyait en elle une grandeur qui ne devait rien aux circonstances favorables. Nous disions avec satisfaction que le temps l’avait arrachée, comme par une maturation naturelle, des limites étroites d’une simple institution de crédit pour la donner à l’Afrique centrale comme un véritable instrument d’intégration : don précieux, inestimable présent, si seulement la réalisation de ses projets était toujours aussi durable que ses intentions ! Mais pourquoi ce souvenir de nos déceptions passées vient-il m’interrompre ? Hélas ! nous ne pouvons un moment arrêter les yeux sur les promesses de cette opération financière sans que les incertitudes de l’exécution s’y mêlent aussitôt pour tempérer notre optimisme de leurs ombres.

La durée d’exécution de 48 mois témoigne d’une planification rigoureuse qui intègre les contraintes techniques et climatiques spécifiques à la région. Cette temporalité contractuelle révèle également la maturité des institutions impliquées dans la gestion de projets d’envergure. Cette opération financière dépasse le cadre purement technique pour s’ériger en véritable laboratoire d’expérimentation de nouvelles formes de coopération juridique et financière sous-régionale. Les modalités de suivi et de contrôle de l’exécution, qui impliqueront nécessairement les mécanismes de supervision de la CEMAC, constituent autant d’occasions de renforcement des institutions communautaires. Il est bien évident que cette transformation des modalités de financement du développement en Afrique centrale ne saurait être appréhendée indépendamment des mutations plus larges du système financier international.

L’intégration de composantes sociales dans ce projet, écoles, centres de santé, points d’eau potable, équipements d’électrification, révèle une conception holistique du développement qui dépasse la simple logique infrastructurelle. Cette approche multisectorielle s’inscrit dans le droit fil des Objectifs de développement durable et témoigne d’une appropriation progressive, par les institutions africaines, des standards internationaux en matière de développement durable. Les cent ménages qui seront raccordés au réseau électrique, les huit ponts et les quarante kilomètres de voiries urbaines constituent autant d’éléments qui transformeront durablement le tissu socio-économique local.

Cette transformation ne saurait être appréhendée sous le seul angle technique. Elle participe d’une recomposition plus profonde de l’espace juridique et économique sous-régional. Les études techniques prévues pour le bitumage des tronçons Lomié-Mintom et Messamena-Somalomo-Bengbis s’inscrivent dans une logique de planification à long terme qui témoigne d’une vision stratégique mature de l’intégration régionale. Cette planification séquentielle révèle une maîtrise progressive, par les institutions africaines, des techniques de gestion de projets complexes et de leur financement.

Cependant, au-delà de ces considérations techniques, c’est la dimension institutionnelle de cette opération qui retient l’attention du juriste internationaliste. La présence du président de la Commission de la CEMAC lors de la cérémonie de signature ne constitue pas un simple protocole diplomatique, mais symbolise l’inscription de cette opération dans le cadre institutionnel communautaire. Cette dimension communautaire transforme radicalement la nature juridique de l’opération, qui transcende le cadre bilatéral pour s’ériger en acte d’intégration régionale.

Cette évolution s’inscrit dans un contexte géopolitique particulier où l’Afrique cherche à réduire sa dépendance vis-à-vis des partenaires extérieurs traditionnels. Le rôle croissant des banques de développement africaines dans le financement des infrastructures d’intégration témoigne d’une volonté d’autonomisation qui dépasse le seul aspect financier pour toucher aux fondements même de la souveraineté économique. Cette autonomisation progressive ne signifie nullement un repli autarcique, mais plutôt une recomposition des partenariats sur des bases plus équilibrées. L’intervention de la BDEAC s’inscrit dans cette logique de renforcement des capacités endogènes de financement du développement.

Néanmoins, cette opération soulève également des interrogations importantes quant à la gouvernance de ces nouveaux mécanismes financiers sous-régionaux. La transparence des procédures d’attribution, les mécanismes de contrôle démocratique, l’évaluation environnementale et sociale des projets constituent autant de défis que doivent relever ces institutions pour asseoir leur légitimité. La participation de représentants de la société civile aux mécanismes de suivi, bien que non explicitement prévue dans cette opération, constituerait un gage de bonne gouvernance et de durabilité des investissements réalisés.

L’émergence de nouvelles institutions financières multilatérales, portées par les pays émergents, modifie profondément l’architecture financière mondiale et offre aux institutions africaines de nouveaux espaces de manœuvre. La BDEAC, forte de ses cinquante années d’expérience, se positionne désormais comme un acteur mature capable de porter des projets d’envergure et de contribuer activement à la transformation structurelle de l’économie sous-régionale.

Cette maturité institutionnelle se manifeste notamment dans la capacité de la BDEAC à intégrer les dimensions techniques, financières, sociales et environnementales dans une approche cohérente et durable. L’attention portée aux infrastructures sociales accompagnant les axes routiers révèle une compréhension approfondie des mécanismes de développement territorial et de leurs implications à long terme. Cette approche holistique constitue un atout majeur pour assurer l’appropriation locale des projets et leur durabilité.

Toutefois, il convient de rappeler que le succès de cette opération dépendra largement de la qualité de sa mise en œuvre et de la capacité des institutions impliquées à maintenir les standards de qualité et de transparence requis. L’expérience de projets similaires en Afrique révèle l’importance cruciale des mécanismes de supervision et de contrôle pour prévenir les dérives et assurer l’atteinte des objectifs fixés. Dans le cadre de ce projet, la multiplication des intervenants – BDEAC, État camerounais, entreprises de construction, communautés locales, exige une coordination rigoureuse et des mécanismes de gouvernance adaptés.

Cette opération qui vise à renforcer l’intégration physique de l’espace CEMAC pourrait-elle révéler, par ses modalités mêmes d’exécution, les limites actuelles de l’intégration juridique et institutionnelle sous-régionale ? Ne questionne-t-elle pas ainsi la cohérence entre les ambitions affichées et les instruments disponibles pour les réaliser, ouvrant de ce fait un champ de réflexion sur les nouveaux paradigmes contractuels que devront inventer les juristes pour accompagner cette révolution silencieuse de l’intégration africaine par ses propres institutions financières ?

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