Des rétributions dans la maison du désintéressement : méditation sur l’équilibre fragile entre don et devoir (par Guillaume Tefengang)

Mes chers lecteurs,

Méditons donc aujourd’hui, à la lumière tremblante des usages et des attentes, cette question qui, sans jamais être tout à fait tranchée, revient comme une marée discrète dans les couloirs feutrés des établissements publics : la reconnaissance symbolique, voire pécuniaire, du fonctionnaire dans une société qui prétend, sans toujours y parvenir, concilier service et modernité. Que l’on ne s’y méprenne point : il ne s’agit pas ici de louer sans réserve ni de blâmer sans nuance, mais plutôt de regarder avec une certaine lenteur cette figure que nous croyons bien connaître, et qui pourtant, à force d’habitudes et de clichés, s’est vue recouverte d’un voile d’indifférence. Car il est bien évident que la figure du fonctionnaire, oscillant entre l’image du scribe fidèle et celle d’un rouage sans voix, mérite aujourd’hui une lecture nouvelle, plus fine, plus incarnée.

I. De la mission à la reconnaissance

Je pense que nous vivons une époque où les mots mêmes perdent de leur netteté : service, mérite, devoir… que signifient-ils encore dans un monde saturé d’indicateurs de performance, de procédures automatisées, et d’objectifs toujours plus abstraits ? Le fonctionnaire, en tant qu’agent de la continuité républicaine, comme on disait naguère, se trouve à la croisée de ces langages dissonants. Il se meut dans un univers où les vertus classiques – discrétion, régularité, loyauté – sont sans cesse confrontées aux exigences contemporaines d’agilité, d’innovation et de rentabilité.

Il appert que la société actuelle, tout en revendiquant la qualité du service public, rechigne parfois à reconnaître l’effort de ceux qui le garantissent. L’on attend d’eux qu’ils soient exemplaires et silencieux, réactifs mais discrets, engagés sans être militants. Et l’on oublie, peut-être trop volontiers, que cette excellence attendue repose sur un socle humain, fait de fatigue, de responsabilité, et de devoirs quotidiens. Il ne s’agit pas ici de transformer les agents de l’État en hérauts glorieux, ni de sacraliser des métiers comme on érige des statues, mais de comprendre, à travers eux, la transformation lente de notre rapport au travail public.

Dans le cadre de cette interrogation, la question de la reconnaissance – qu’elle soit morale, symbolique ou financière – revient avec insistance. Que veut dire, au fond, récompenser un engagement ? Et comment distinguer ce qui relève de la gratitude sincère d’un automatisme budgétaire ou d’un calcul électoral ? On peut remarquer avec aisance que le débat est souvent réducteur lorsqu’il se limite à la sempiternelle opposition entre vocation et rétribution, comme si ces deux termes devaient s’exclure mutuellement. Pourtant, ceux qui choisissent le service public – et y demeurent – savent que l’engagement n’est ni un sacerdoce ni une rente, mais un équilibre délicat, où le sens donné à l’action importe autant que la juste reconnaissance de cette action.

Il est bien clair et évident que cette reconnaissance ne saurait être uniformisée. Les fonctions publiques elles-mêmes sont multiples, leurs missions variées, leurs contraintes inégales. Qu’est-ce à dire ? Cela signifie que toute politique de reconnaissance, si elle veut être juste, doit épouser la diversité des contextes. Elle ne saurait se réduire à une prime unique ou à une cérémonie ponctuelle. Elle exige une attention soutenue, une capacité d’écoute réelle, et, ceteris paribus, une volonté politique qui dépasse l’affichage.

II. De l’utilité publique à l’intériorité du service

Il est parfois utile, mes chers lecteurs, de revenir aux textes fondateurs, non pour y chercher des réponses toutes faites, mais pour y retrouver un ton, une posture. Les premiers grands traités sur l’administration ne se souciaient guère de bonus ni de variables annuelles. Ils parlaient de droiture, de devoir, de service désintéressé. In illo tempore, l’État n’était pas encore un prestataire de services mais une instance symbolique, presque paternelle, et ses agents, les dépositaires d’une volonté supérieure. Cette époque, que d’aucuns jugeront naïve, portait néanmoins une vision plus habitée de la fonction publique.

Aujourd’hui, le cadre a changé. Les mutations technologiques, les attentes sociétales, les critiques parfois virulentes sur les coûts ou les lenteurs du service public, ont profondément modifié l’image du fonctionnaire. D’une part, on l’interpelle comme un citoyen parmi les autres, appelé à rendre des comptes, à s’autoévaluer, à justifier ses temps d’activité. D’autre part, on lui demande de conserver une neutralité absolue, une disponibilité permanente, et, dans bien des cas, une souplesse émotionnelle qui va bien au-delà de la fiche de poste.

Les corollaires de ce constat nous imposent de conclure ceci : une telle tension ne peut durer sans qu’une redéfinition de l’engagement public ne soit proposée. Non pas sous forme d’un nouveau contrat, mais comme une refondation du sens. Cela exige, certes, des moyens, mais surtout un regard. L’on n’améliore pas le moral d’un corps par décret, ni ne ravive une vocation à coups de slogans. Il faut du temps, de la parole, des lieux d’écoute, et, parfois, un silence respectueux devant les complexités de certaines missions.

Sub conditione que l’on comprenne cela, peut naître une forme nouvelle de reconnaissance, moins tapageuse, plus subtile, enracinée dans la mémoire des gestes quotidiens. Il ne s’agit pas de flatter, ni d’idéaliser. Il s’agit de rendre visible ce qui, trop souvent, s’efface dans l’ordinaire. Ce n’est pas le prestige qui manque, mais la compréhension mutuelle entre le service rendu et la société bénéficiaire. Or, cette distance, si elle s’élargit trop, menace à terme non seulement le lien entre l’administration et les citoyens, mais l’équilibre même de la démocratie.

Et pourtant, à y regarder de près, des signes d’espérance demeurent. Partout, dans les marges comme au centre, des fonctionnaires créent, adaptent, inventent de nouveaux outils, de nouvelles médiations. Le contraire eût été étonnant. Car l’administration, si souvent décriée pour sa lourdeur, est aussi un espace d’inventivité tranquille, de persévérance cachée. Peut-être est-ce cela que nous avons perdu de vue à force de l’attaquer ou de la défendre selon les saisons politiques.

Mes chers lecteurs, ne serions-nous pas, collectivement, à la veille d’une métamorphose du sens même du travail public ? Ne faut-il pas, au-delà des réformes et des bilans, ouvrir un espace de réflexion sur ce que signifie aujourd’hui le mot « servir » ? Et s’il était temps de ne plus opposer efficacité et fidélité, sens et technique, mais de penser ensemble ces termes, non comme des pôles opposés, mais comme des tensions fécondes ? C’est peut-être dans cette tension assumée, et non dans un modèle figé, que se cache la possibilité d’un avenir plus juste pour celles et ceux qui consacrent leur vie au bien commun.

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