Réserve et souveraineté : méditation sur un décret américain (par Guillaume Tefengang)

Mes chers lecteurs,

C’est dans le silence d’un matin de janvier, alors que le vent sur les Rocheuses semblait retenir sa course pour écouter, qu’un décret, sec comme une pierre tombale, mais non moins lourd de présages, fut prononcé en cette Amérique qui ne cesse d’aspirer à l’éternité. Il appert que les grandes révolutions de notre temps n’éclatent plus sous les clameurs ni sous les drapeaux ; elles naissent à bas bruit, tapies dans les replis obscurs des textes administratifs, et ce décret du 23 janvier 2025 n’en est point l’exception mais, peut-être, le parangon. Que signifie donc cette initiative, par laquelle le président, revenu des ombres de son règne antérieur, ordonne l’établissement d’une réserve stratégique de Bitcoin, ce mot naguère encore relégué aux marges libertaires ? Qu’est-ce à dire, sinon le retour d’un vieux rêve dans un habit neuf : faire reposer la puissance d’un État non plus sur ses armes ni même sur sa monnaie, mais sur une ressource aussi invisible que redoutable, la cryptographie.

Je pense que nous devons ici suspendre un instant notre jugement ordinaire et porter un regard plus long, plus distendu, à la manière des siècles passés qui savaient, dans les choses nouvelles, débusquer les résonances antiques. Car ce décret, tout technique qu’il semble, révèle une chose fort simple mais d’une portée profonde : l’Amérique, en sanctuarisant ce trésor digital, cherche à reconstruire la Rome qu’elle devint, à l’époque où l’or, le blé et le droit se partageaient entre le Capitole et les camps. Il est bien évident que l’accumulation d’un actif ne vaut pas par sa seule valeur marchande, mais par ce qu’elle signifie dans l’imaginaire de la souveraineté. De même que le monarque autrefois gardait jalousement ses joyaux non pour les porter mais pour rappeler qu’ils existaient, ainsi ce Bitcoin n’est pas destiné à être dépensé : il est là pour être vu, invoqué, sacralisé.

ceteris paribus, cette dichotomie nouvelle que l’on trace entre les crypto-actifs “sacrés” et les actifs “liquides” fait surgir un paysage mental qui ne nous est pas inconnu. Les Anciens distinguaient eux aussi, dans le trésor du roi, ce qui relevait du numéraire d’usage, destiné à circuler, et ce qui appartenait à la cassette inviolable, sceau de sa majesté. Ainsi, d’une part, les monnaies numériques comme Ethereum ou Solana peuvent se comparer aux pièces courantes, cliquetantes, promesses d’échange et d’ajustement ; et d’autre part, le Bitcoin, par sa rareté algorithmique, sa fixité presque liturgique, s’apparente à une sorte d’idole silencieuse, impassible témoin d’un ordre supérieur.

C’est avec clarté que l’on peut constater que le décret présidentiel ne s’arrête pas à une simple stratégie d’investissement. Il ébauche, dans ses lignes les plus austères, une véritable réforme du rapport au temps et à la contingence. Une réserve stratégique est toujours un acte d’humilité : elle reconnaît que demain pourrait détruire ce qu’aujourd’hui croit acquérir. Mais elle est aussi un acte de foi : foi en la capacité d’un actif à survivre aux soubresauts du monde, à conserver, au milieu des ruines possibles, une lumière intacte.

Dans le cadre de cette lecture, ce que l’on croyait être une monnaie devient un mythe fondateur. Les États-Unis, nation post-moderne s’il en est, semblent renouer ici avec une forme de théologie politique. Non plus celle du droit naturel ou de la providence, mais celle du protocole incorruptible. Ce n’est plus la main de Dieu qui garantit la pérennité d’un ordre, mais le consensus distribué d’un réseau mathématique. Et dans ce renversement subtil, une idée ancienne refait surface, vêtue de l’habit nouveau du langage numérique : le trône a changé de forme, mais non d’ambition.

On peut remarquer avec aisance que ce geste n’est pas resté sans écho sur notre continent. De Zurich à Bruxelles, de Francfort à Vienne, les chancelleries financières, d’abord incrédules, puis intriguées, désormais inquiètes, commencent à employer des mots que l’on croyait réservés aux périodes de guerre : couverture, réserve ultime, valeur refuge. Le contraire eût été étonnant. Car il ne s’agit plus seulement de réguler ou de taxer les flux cryptographiques ; il s’agit de savoir si l’on souhaite, un jour, gouverner encore.

Mais que gouverne-t-on, au juste ? Non plus un territoire, car les frontières se dissolvent. Non plus une langue, car les algorithmes parlent à tous. Non plus une population, car l’individu s’éparpille entre mille identités. On gouverne un accès. Un droit d’entrée. Une clé privée. Et voilà que l’idée même de souveraineté bascule : ce n’est plus la capacité d’imposer, mais celle de détenir ce qui ne peut être volé. Telle est peut-être la nouvelle grandeur d’un État : non dans ce qu’il distribue, mais dans ce qu’il conserve.

Il est bien clair et évident que nous ne parlons plus ici d’économie, mais de théologie déguisée. Le sanctuaire ne se vide point ; il veille. La réserve n’est pas là pour l’usage, mais pour l’exemple. Et cette idée, qui paraît baroque, est pourtant d’une logique froide : si l’on veut survivre aux secousses qui viennent, mieux vaut posséder un fragment d’absolu.

in illo tempore, les rois dissimulaient des trésors dans les caves de leurs palais, pour qu’au jour du siège ou de la trahison, quelque pièce d’or subsiste à l’effondrement général. Aujourd’hui, ce trésor n’a plus de forme, mais il subsiste. Il est fait de nombres, de chaînes, de blocs scellés, mais surtout de confiance. Il est gardé non par des soldats, mais par une communauté diffuse, invisible, incorruptible. Et cette communauté, aussi apolitique qu’elle prétende être, devient l’instrument d’un nouveau pouvoir.

Sub conditione que ce mouvement prenne corps, nous pourrions bientôt voir surgir des traités de non-agression numérique, des pactes de garde interétatiques, des bourses adossées à des preuves de réserve nationales. Peut-être même un “étalon-Bitcoin”, non imposé, mais insinué, à la manière dont l’or s’est imposé non par décret mais par évidence.

Mes chers lecteurs, c’est là une transformation qui dépasse le vocabulaire du moment. Car elle oblige à repenser ce que c’est que croire, en un monde où la foi ne s’attache plus à un dieu ni à une institution, mais à un protocole. Et dès lors, il faut poser la question que les anciens posaient aux dieux et que nous devrons bientôt poser aux machines : ce que nous conservons, nous sauve-t-il, ou nous enferme-t-il ? Et si l’on thésaurise le code comme jadis l’on thésaurisait l’or, n’est-ce pas qu’au fond, nous cherchons, non une valeur, mais un espoir ?

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